Fugue en sol de mer

J’ai déposé ma valise sur la plage à l’horizontal. Comme si le sable avait déjà compris, il s’est enfoncé à peine comme un matelas pour laisser dormir le peu de ma vie que j’avais traîné jusqu’ici. Il lui a dit, c’est bon. Respire. Prends une pause. T’as le droit. Juste à côté, je me suis épluchée le corps. Mon manteau, mon foulard et mes bottes ont rejoint ma valise dans ce congé du quotidien. J’ai coupé droit dans mon oignon hivernal et j’ai pleuré l’accumulation de mes stress réels et imaginaires, de mes peines moins évidentes mais surtout de ces incertitudes qui s’étaient bâti des maisons au cœur de mon cœur au profond de mon profond. J’ai posé mon bagage émotionnel sur la pile du reste, comme un château sur le sable. Je n’ai pas cherché à prendre la serviette roulée au creux de ma forteresse et j’ai posé mon corps sur la plage impudique. À travers les larmes qui coulaient pour toutes les raisons que j’avais ignorées posées sur d’autres raisons avant elles qui servaient de pierre à construction de mon château de déni émotionnel, j’ai observé ma pile affective. Mon château pas de sable avait l’air lourd et fragile. Lourd de toutes ces réalités matérielles qui entachent le quotidien et qui forcent les énergies aux mauvais endroits. Fragile de toutes ces insécurités et conversations que l’on a avec soi pour se découdre l’estime. Mon château s’était construit et déconstruit en même temps, tel un monument historique en restauration.  En le posant là en le voyant là, à côté de moi, j’ai compris l’ampleur de mes bobos accumulés, traîné constamment sur mes épaules. Mon âme avait mal au dos.

J’ai tourné mon regard liquide vers l’horizon bleu ciel bleu de mer tout confondu en infini marin aérien. Difficile casse-tête que ce serait, mettre tous ces morceaux bleus semblables ensemble, un par un en commençant par les coins mais en m’attardant sur les vagues. Dans la vie comme dans les casse-têtes, faut s’attarder au mouvement en premier. Pour se dégourdir les yeux. Pour se désennuyer les intérêts. Mais surtout pour commencer quelque part, avoir l’impression d’avancer. Je ne réglais rien de mes maux imaginaires dans l’immobile et le statut quo enroulait ses doigts autour ma gorge en me berçant pour faire comme si. Ce casse-tête du ciel dans ma tête reflétait sur le casse-tête de moi dans ma peau, abimée à force de forcer les pièces ensemble et de n’être qu’une tapisserie dépareillée de celle que j’aurais pu être. Des morceaux de personnes qui ne m’ont rien apportés, des décisions qui ne me ressemblaient pas, des sentiments gaspillés; qui placés aux bons endroits auraient été un magnifique casse-tête de moi. Entre ma tapisserie, mon château de mal à l’être et le ciel qui commençait à se faire bleu-gris, les vagues se sont tranquillement rapprochées de ma forteresse pas de sable. Je les ai laissés faire, toujours fascinées par l’envie de mouvement, de rupture avec l’immobilité. La mer comme une pieuvre a enroulé ses tentacules autour de mon bagage émotionnel et l’a bercé avant de l’attirer avec elle dans le reste du puzzle. De sable, pas de sable, la mer a toujours raison des châteaux. Je n’ai pas cherché à le rattraper.

Mes larmes ont cessé de couler. La mer elle m’avait débarrassée du poids de mon existence qui dormait sur la plage. Mais c’était trop beau pour être vrai je la connais, la mer. Lorsqu’elle me vole mes châteaux, elle me les envoie en bouteille jusque chez moi, là où je les retrouve au retour du congé de ma vie. C’est correct la mer. J’accepte tes jours de répit. Mais cette fois-ci, j’aimerais que tu le gardes mon lourd colis.

J’ai fermé les yeux et pris trois grandes respirations, en prenant bien la peine de sentir l’air pénétrer et quitter mes poumons, refroidir mon nez à l’entrée chatouiller mes lèvres à la sortie. Gardé mon souffle quelques secondes pour me sentir pleine de vie, de vide, de paix. Me sentir remplie par l’absence de mes inquiétudes et insécurités qui rongent un peu sournoisement comme des termites dans un chalet de bois rond. J’ai senti mon pouls dans mes veines écouté mon cœur battre parce que je le voulais; non parce que j’étais anxieuse et devais subir mon organe cardiaque dans ses irrégularités et ses envie de grandeur. J’ai étiré mes bras et plié mes doigts un après l’autre répétitivement en les regardant. J’ai réapprivoisé mon corps et me suis laissée surprendre de tout ce qu’il fait sans m’en rendre compte. J’ai engorgé ma peau du sel qui saturait l’air, capturé le vent dans les nœuds qu’il faisait de mes cheveux détachés de leur prison quotidienne. J’ai joué à la cachette avec mes pieds dans le sable, enfoui mes orteils bien profonds, mais la mer m’a trouvée la première. La mer gagne toujours de toute manière.

Je me suis départie de mes dernières pelures et me suis étendue de tout mon long sur le sable doux qui accueillait et épousait mon corps comme aucun homme ne l’avait jamais fait avant, mais surtout comme je ne m’étais jamais donné la chance de faire. J’ai fermé les yeux et laissé le jour s’écouler vers la nuit comme la mer vers l’océan, le temps était fluide et j’étais bonne nageuse. La marée s’est élevée autour de moi et, hospitalière, elle m’a entouré de ses tentacules et m’a bercée comme elle l’avait fait de mon château. Comme elle me tirait vers elle sous elle en elle, j’ai ouvert les yeux. Derrière le rideau liquide de mes cheveux en sirène qui ondulaient sous l’eau et attrapaient au passage les derniers rayons de soleil dans leur mouvement, j’ai entrevu ma valise pleine de misère embouteillée et j’ai repensé à mon casse-tête.

Et si je prenais la fuite, et si je prenais la mer? Sans destination, sans date de retour ni raison. Prendre voilier, laisser mes bagages revenir seuls à la maison et me garder l’âme vagabonde légère?  Peu m’importe. La mer gagne toujours, de toute manière.